LE DERNIER CRI DE L’INNOCENCE ET DU DÉSESPOIR
Ce 10 mai 2020, qui intervient dans des conditions, que d’aucuns ont qualifié de « contexte de guerre », me semble m’offrir, par-delà les arcanes de l’histoire, une échappatoire à un quotidien souvent abêtissant, un moment de « mawonnaj’» nécessaire pour la commémoration d’un autre 10 mai : le 10 mai 1802. Un jour qui fera date pour tous les épris de la Liberté.
Le 10 mai 1802, le Colonel d’infanterie Louis DELGRES né le 2 août 1766, à Saint-Pierre, Martinique, et mort le 28 mai 1802 (à 35 ans), à Matouba (commune de Saint-Claude) en Guadeloupe, fustigeant dans un texte sublime le rétablissement de l’esclavage par Napoléon BONAPARTE, en mai 1802, décide de regimber et de prendre les armes contre une décision mercantile jugée injuste et amorale. C’est en effet, notamment, pour des considérations bassement économiques que des millions de Français libres seront renvoyés dans les fers de l’esclavage.
Préférant mourir libre plutôt que de vivre dans l’oppression des fers, le résistant LOUIS DELGRES, se fera « sauter » avec 300 de ses hommes, dans leur refuge de l’Habitation Danglemont à Matouba.
Saluant à travers cet acte héroïque, la marche de l’esprit vers la LIBERTE, la nation reconnaissante, érigera une stèle au Panthéon commémorant le sacrifice de DELGRES et de ses 300 compagnons d’armes.
Le texte que je vous soumets ci-dessous évoque ainsi cette volonté irrépressible des LUMINA, SOLITUDE, DELGRES, IGNACE, TOUSSAINT LOUVERTURE et plus globalement des peuples éveillés de vivre libre ou mourir.
Proclamation de Louis Delgrès le 10 mai 1802
À l’univers entier
Le dernier cri de l’innocence et du désespoir
C’est dans les plus beaux jours d’un siècle à jamais célèbre par le triomphe des lumières et de la philosophie qu’une classe d’infortunés qu’on veut anéantir se voit obligée de lever la voix vers la postérité, pour lui faire connaître lorsqu’elle aura disparu, son innocence et ses malheurs.
Victime de quelques individus altérés de sang, qui ont osé tromper le gouvernement français, une foule de citoyens, toujours fidèles à la patrie, se voit enveloppée dans une proscription méditée par l’auteur de tous ses maux. Le général Richepance, dont nous ne savons pas l’étendue des pouvoirs, puisqu’il ne s’annonce que comme général d’armée, ne nous a encore fait connaître son arrivée que par une proclamation dont les expressions sont si bien mesurées, que, lors même qu’il promet protection, il pourrait nous donner la mort, sans s’écarter des termes dont il se sert. À ce style, nous avons reconnu l’influence du contre-amiral Lacrosse, qui nous a juré une haine éternelle… Oui, nous aimons à croire que le général Richepance, lui aussi, a été trompé par cet homme perfide, qui sait employer également les poignards et la calomnie.
Quels sont les coups d’autorité dont on nous menace ? Veut-on diriger contre nous les baïonnettes de ces braves militaires, dont nous aimions à calculer le moment de l’arrivée, et qui naguère ne les dirigeaient que contre les ennemis de la République ? Ah ! Plutôt, si nous en croyons les coups d’autorité déjà frappés au Port-de-la -Liberté, le système d’une mort lente dans les cachots continue à être suivi. Eh bien ! Nous choisissons de mourir plus promptement.
Osons le dire, les maximes de la tyrannie les plus atroces sont surpassées aujourd’hui. Nos anciens tyrans permettaient à un maître d’affranchir son esclave, et tout nous annonce que, dans le siècle de la philosophie, il existe des hommes malheureusement trop puissants par leur éloignement de l’autorité dont ils émanent, qui ne veulent voir d’hommes noirs ou tirant leur origine de cette couleur, que dans les fers de l’esclavage.
Et vous, Premier consul de la république, vous guerrier philosophe de qui nous attendions la justice qui nous était due, pourquoi faut -il que nous ayons à déplorer notre éloignement du foyer d’où partent les conceptions sublimes que vous nous avez si souvent fait admirer ! Ah ! sans doute un jour vous connaîtrez notre innocence, mais il ne sera plus temps et des pervers auront déjà profité des calomnies qu’ils ont prodiguées contre nous pour consommer notre ruine.
Citoyens de la Guadeloupe, vous dont la différence de l’épiderme est un titre suffisant pour ne point craindre les vengeances dont on nous menace, – à moins qu’on veuille vous faire le crime de n’avoir pas dirigé vos armes contre nous, – vous avez entendu les motifs qui ont excité notre indignation. La résistance à l’oppression est un droit naturel. La divinité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause ; elle est celle de la justice et de l’humanité : nous ne la souillerons pas par l’ombre même du crime. Oui, nous sommes résolus à nous tenir sur une juste défensive ; mais nous ne deviendrons jamais les agresseurs. Pour vous, restez dans vos foyers ; ne craignez rien de notre part. Nous vous jurons solennellement de respecter vos femmes, vos enfants, vos propriétés, et d’employer tous nos moyens à les faire respecter par tous. Et toi, postérité ! accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits.
Le Commandement de la Basse-Terre Louis DELGRÈS